Yves Antoine

Extraits

Poème pour un (un)e inconnu (e) 

Je te bâtis en moi
Et chacun de tes rêves prend racine
Au fond de mes yeux
Mais tu ne me reconnais pas
L’ignorance de ton nom
Élève à l’orée de mon âme
Des milliers de tourterelles
La parole a voyagé de moi vers toi
Mais tu ne me reconnais pas
Peu importe ton sexe
Tu envahis mes mots et m’apprends
Le langage de la terre de l’eau du feu du sel
Tu ne me reconnais pas
Pourtant je suis plein de toi 

Libations pour le Soleil, p.20 

 Boat-People 

Dans mon flanc gauche 
Vous dormez sous un étang de larmes 
Vos mains rendues dérisoires 
Répandent des feuilles orphelines 
Dans ma nuit de veille 
Vos hurlements de bêtes traquées 
Dessinent sur mon front 
La croix de la honte 
Que traîne mon peuple 
Votre faim et votre nudité 
N’ont pas choisi l’holocauste du souvenir 
Votre rage attachée à la poupe des voiliers-papillons 
A planté dans nos cœurs un poteau-mitan 
Boat-People 
Black-People 
Poor-People 
Vous n’êtes pas morts 
Vous vivez en moi 
Comme un poing 

Libations pour le Soleil, p.9 

La magie de la parole 

Je parle
Et ma mémoire glisse
Sous le drap de la nuit maternelle
La parole abolit la pesanteur et l’espace
Entre toi et moi
Elle aménage un jardin
Où nous cultivons un espoir sans défense
La parole habite le geste le regard
Et le silence
Pour que la vie se mue
En oiseau voyageur ou fleur-soleil 

Libations pour le Soleil, p.34 

Pêle-mêle 

Une odeur de sol mouillé 
Monte jusqu’à moi
Pour la célébration de l’enfance
Les ilangs-ilangs répandent l’ivresse
À travers une nuit d’encre de Chine
Guirlandes banderoles
Serpentins oriflammes
Débauches de fruits innommables
Vaine est la tentative de savoir
De quel côté mon cœur se penche
Orgies de fleurs
Et de clairs de lune
Tralala tralala 

La mémoire à fleur de peau, p. 63 


Poème de fin de soirée 

Entre ma faim de toi 
Et mon désir de devenir rossignol 
S’installe mon portrait de géant en papier 
Tous les matins 
Mon corps récite ton corps 
J’agite le hochet de l’oubli 
Pour que tombe la pluie 
Sur nos traces parallèles 
Le silence ne me parle que de toi. 

La mémoire à fleur de peau, p.42 

Lettre à l’Occident 

Au nom des exilés de la vie 
Je vous adresse ma parole 
Taillée dans la plaie 
De ceux qu’on regarde du coin de l’œil 
Je vous observe 
Du haut de ma mémoire de pierre 
Et j’entends les éclats de vos rires 
S’engloutir dans l’océan de larmes 
De millions d’hommes 
Dans tous vos dictionnaires 
J’ai beau chercher 
Les mots Fraternité Solidarity 
Amistad Amore 
Je reviens les mains vides 
Tel un enfant qui a perdu ses jouets 
La mer a emporté ma voix 
Et mes gestes aussi 
Avant que les rivières 
Ne disparaissent dans les fleuves 
Et que les coqs ne perdent 
Le sens de leur chant 
Je vous invite à passer 
Une nuit de tendresse. 

Polyphonie, p.47 

Honneur 

À l’artiste qui refuse d’expédier son âme 
Et son pays au crématoire de la gloire 
Au promeneur crépusculaire qui se découvre 
Dans une femme un homme un oiseau 
À la main qui sème des étoiles 
Dans le jardin des voix sans joie 
Aux amoureux fous de la lune 
Aux faiseurs de pluie 
Pour que des enfants n’aient plus faim 
À ceux qui rêvent les yeux ouverts 
Pour que chacun épingle à sa boutonnière 
L’œillet de la dignité 
Je livre ma récolte d’arcs-en-ciel. 

La mémoire à fleur de peau, p.34-35 

L’indélébile 

Ma maison est légère comme un oiseau 
Elle n’a ni porte ni fenêtre 
Et donne sur la saison couleur de cendre 
Une chanson l’habite 
Qui s’appelle Silence 
Ma maison a perdu la mémoire des mots 
Confond rivière et sang 
Statue et fantôme 
Rires et pleurs 
Le chemin qui conduit à ma maison 
Est un fil qui imite les gestes du vent 
Là où je vais 
Je traîne sous le bras ma maison 
Pièce à conviction. 

Polyphonie, p.35